Manifeste du parfumerie artistique

 Nicolas de Barry


Manifeste de la parfumerie artistique





Introduction 


La parfumerie comme industrie est bien connue de tous. Mais c’est aussi un Art : l’histoire de la parfumerie française depuis son développement au XVIIème siècle grâce à Marie de Médicis, doit être tenue pour un apport important à notre patrimoine culturel, au même titre que l’histoire de l’art et des arts appliqués.


 « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » (Baudelaire) : si notre sens olfactif n’est pas le plus reconnu, il fait partie de notre sensibilité et nous conduit au Beau, aussi sûrement que l’ouïe ou la vue. Les parfumeurs qui ont créé dans le passé et créent aujourd’hui les fragrances qu’ont porté nos rois et nos reines comme désormais la presque totalité de nos contemporains en âge de s’occuper de leur corps, sont de plus en plus reconnus comme des artistes. Dans une « Lettre ouverte au Ministre de la Culture », en 2015, je suggérais : « Dans le monde entier, on accorde à la France une sorte de privilège dans ce domaine. Il est donc grand temps d’ouvrir la porte du Ministère de la Culture à cet art, et d’encourager ainsi un savoir- faire, une histoire et une industrie. » Nous en sommes encore loin, même si le Ministre de la Culture, depuis une dizaine d’années a remis à quelques rares parfumeurs (dont moi-même en 2011) la décoration de « Chevalier des Arts et Lettres ». C’est un début…


Le parfum, pour quoi faire ?


Produit dit de luxe et symbole de l’accessoire de mode, le parfum dans notre perception contemporaine, n’est pas socialement et culturellement reconnu. Pour les anciens il était un usage privilégié de communication avec les Dieux ; à la Renaissance, il servait à combattre la peste ; sous Louis XV, il personnalisait une Cour qualifiée par les Européens de « Cour parfumée » ; mais pour nous il se borne à un accessoire superflu, souvent identifié à une marque de mode. Aussi superficiel socialement que volatile chimiquement !


On sait pourtant que le superflu est nécessaire : la branche parfum de certaines marques est souvent plus rentable que celle de la couture, quand cette dernière n’a pas fait faillite...

Mais un parfumeur même talentueux n’occupe pas les pages « people » de nos magazines comme un Lagerfeld ou un Galliano.

Le parfum est d’ailleurs généralement un produit bon marché : on peut s’offrir la griffe Dior ou Armani pour moins de 100 euros avec un parfum, alors qu’on n’aurait même pas un sous-vêtement de la même griffe pour ce prix ! C’est devenu l’un des vecteurs du mass-market.

Depuis les années 80, les enseignes multimarques de vente en « libre-service » ont confisqué l’essentiel du marché de la parfumerie et des cosmétiques, qui produisent l’un des plus gros budgets du marché de la communication et de la publicité.


Dès lors que le parfum, de plus en plus standardisé, mondialisé et synthétisé, envahit les gondoles, au prix bien sûr de grandes restructurations, reste-t-il un espace pour la création dans un univers où chaque centime compte ? Rien que de très classique au fond : d’une part le cinéma grand public avec ses millions d’entrées, de l’autre le cinéma d’auteur en salles

D’art et d’essai (qui disparaissent de plus en plus) ...


Le retour du vrai luxe : le naturel


L’horizon se modifie toutefois. D’abord, on voit poindre le retour vers le naturel : celui-ci, s’il est, en parfumerie, incompatible avec une production de masse, pour des raisons d’approvisionnement, de coût et de règlementation, devient incontournable pour une création réellement différenciée et haut de gamme. Le consommateur s’intéresse, après la cosmétique qui ne jure plus que par cela, au « bio » et au produit respectant le « développement durable ».


On se souvient de la polémique entre Greenpeace et Chanel, il y a quelques années, autour de la déforestation de l’Amazonie : l’usage du bois de rose dans la formule du Chanel 5 aurait été l’un des facteurs de ce drame écologique... Derrière l’excès médiatique, se profilait alors un vrai débat : aujourd’hui, plusieurs marques exigent pour les produits naturels des garanties sur la préservation du milieu naturel, sur la coopération avec les populations autochtones…


Dès lors, le parfum reprend un sens. Il redevient un produit de « qualité » : la plante, l’environnement, le cultivateur ou le cueilleur, l’échange équitable, la tradition d’un peuple, le climat donnent à la matière première une vocation nouvelle. La création par un parfumeur authentique prend le relais : le tout devient un produit « noble » tel un grand vin d’origine millésimé ou une robe de haute couture, aux dentelles faites dans un atelier qui réalise ces merveilles depuis le XVIIIème siècle. Un parfum pourrait devenir dans ce contexte comparable à un château Margaux ou à une robe faite sur mesure dans les ateliers de

Chanel ! La « Haute parfumerie » est née…



Le rôle du créateur


Depuis quelques années, on voit surgir du néant médiatique la figure du « nez » : nom presque péjoratif qu’on donne au créateur de parfum.

Son art n’est en effet pas seulement olfactif, mais bien « poétique » : l’accord d’effluves pour une composition harmonieuse…


Le créateur ou compositeur travaillait dans l’ombre, pour laisser en pleine lumière les marques : comme si le public était assez sot pour croire qu’un Yves Saint Laurent touillait lui- même des fioles pour créer « Opium » ! Il fallut attendre justement ce besoin de « traçabilité » et de « personnalisation », manifesté par le consommateur de ce début de siècle, par lequel on aime aujourd’hui qu’un produit comme le parfum raconte une vraie histoire, et pas seulement un simulacre publicitaire incarné par des belles femmes dénudées. 


Des journalistes spécialisés, comme l’américain Chandler Burr qui tient une chronique régulière dans le New York Times, se mirent à parler des créateurs ; des universitaires et des écrivains comme Georges Vigarello y consacrèrent des ouvrages ; le Prix International du parfum François Coty (du nom du grand parfumeur du début XX ème siècle) que j’ai créé en 2000, se mit à célébrer ces artistes méconnus : le succès était au rendez-vous et désormais, il va s’accélérant. Des marques prirent ou reprirent un « parfumeur maison », tels Caron avec Fraysse, Hermès avec Elena puis Nagel, Dior avec Demachy ou Guerlain avec Wasser. Et se mirent à donner plus d’espace à l’acte créateur. Surtout, des parfumeurs indépendants créèrent leur propre marque « de niche » comme Lorenzo Villoresi en Italie ou Francis Kurkdjian en France. Je fis de même avec les risques financiers que de telles démarchent font courir.


On change les produits, on revient aux belles matières premières naturelles, on valorise

le créateur : certes le phénomène reste confiné au haut de gamme, mais une tendance est prise. La réconciliation du parfum avec la nature dépasse l’épiphénomène. C’est une prise de conscience. Le retour du créateur, c’est aussi la reconnaissance du parfum comme un art, non comme une manipulation de denrées chimiques. La jurisprudence va même dans le sens de la reconnaissance du « droit d’auteur » pour le parfumeur et donc de la création d’art pour le parfum.


Cette tendance devrait s’accélérer, avec aussi le goût retrouvé pour les produits naturels jusqu’alors inabordables, comme la vraie rose (de Grasse ou de Bulgarie), le bois d’Aloès (Oud) qui coûte plus cher que l’or ou le Jasmin sambac de Chine…Dans la région de Grasse, on s’est mis à replanter quelques hectares de fleurs à parfum. Le fait que la région Grassoise (et non la France en général) ait été désignée comme « patrimoine immatériel mondial » par l’Unesco est révélateur : c’est toute une tradition multiséculaire qui est honorée : un patrimoine, des traditions, le retour aux plantes et fleurs du pays de Grasse, à la nature…


Pour ma part, je considère comme indispensable à ma créativité, à mon « bonheur d’être parfumeur », de voyager dans le monde à la recherche des meilleures matières premières : ce n’est pas seulement l’envie de la perfection qualitative, mais le besoin de se « sourcer » : voir et sentir les plantes dans leur environnement, converser avec les cultivateurs ou cueilleurs sylvestres, avec les distillateurs et avec les autres acteurs se  trouvant en amont de tout acte créateur, comprendre la spécificité du produit et mieux le maîtriser ensuite, le servir au moment de la création. Car le naturel est moins commode à l’usage : le produit change d’un terroir à un autre, d’un millésime à un autre, d’un producteur à un autre. Par exemple, pour la fleur d’osmanthus, conservée traditionnellement en saumure après la cueillette, la date d’extraction influe sur la qualité. Pour le bois d’Aloès, on pourrait même dire que chaque arbre à son tempérament olfactif ! Quand je crée un parfum naturel ou avec des produits naturels, j’ai le sentiment de servir le message de la nature, non pas de le domestiquer : c’est une démarche tout à fait particulière. 


Il est temps de formaliser le statut de créateur d’art pour les parfumeurs et d’imposer au niveau de l’Etat, des médias et du public, cette nouvelle approche.


MANIFESTE


Que faire ? Comment la parfumerie artistique peut-elle vivre et imposer son existence dans un univers économique et règlementaire hostile ou du moins peu propice à la création ? Comment assurer l’approvisionnement en matières premières naturelles authentiques ? Comment proposer au consommateur des créations de qualité, conformes à une tradition et à une pratique honnête d’usage des matières premières ?


Ce Manifeste se propose d’établir une sorte de cahier des charges et de déontologie, à coté et même en dehors de celui de la parfumerie industrielle.


Nous devons tout d’abord définir ce qu’est, selon nous, la « parfumerie artistique » : nous dirons qu’elle doit à la fois faire intervenir la créativité du compositeur de parfums, être conforme à une tradition historique et artistique, respecter le caractère naturel des matières premières. 


Ce dernier point soulève déjà une question polémique : pourquoi se priver des produits synthétiques dont un grand nombre ont permis une palette plus ample au compositeur de parfums ? C’est vrai. Mais c’est un peu ce qu’il advient dans les arts plastiques avec la frontière entre la peinture « de chevalet » (la peinture sur toile) et les arts plastiques dits de « vidéo » ou d’« installation ». Il s’agit aussi d’un élargissement des possibles, mais la « peinture de chevalet » n’en est pas amoindrie pour autant.


Dans le domaine de la parfumerie, au contraire, les diverses nouveautés, et principalement, l’introduction des produits synthétiques, ont en gros détruit tout le reste. J’entends même des commentateurs prétendre que les parfums « d’avant » étaient médiocres en comparaison des parfums d’aujourd’hui. C’est une affirmation prétentieuse (mais nous vivons le siècle de l’arrogance) et mensongère. J’ai dédié une grande part de ma carrière de compositeur de parfums à retrouver des recettes, des formules et des produits anciens et rien ne permet de dire qu’ils étaient « moins bons » : l’architecture de Versailles est-elle moins belle que celle de l’Arche de la Défense ?


En revanche, nous ne refusons pas la modernité : un créateur peut tout à fait utiliser des produits synthétiques dans sa palette de création, et certaines nouvelles techniques d’extraction des matières naturelles comme l’extraction à l’hexane (un gaz chimique) ou au CO 2 , permettent même de valoriser les matières naturelles les plus sensibles et le vecteur chimique disparait à la fin du processus. Il faut en toute chose se garder de fanatisme : certains labels refusent de donner l’estampille bio à de tels produits, mais acceptent bien d’autres produits chimiques dans les cosmétiques et leurs dirigeants continuent de voyager en voiture et en avion (propulsés aux dérivés pétroliers) et ne circulent pas encore à bicyclette !


Il n’y a pas que les matières premières synthétiques qui sont ici en cause. Comme pour la plupart des productions industrialisées et mondialisées, la parfumerie a opté pour le produit standard du parfum alcoolique (c’est-à-dire le mélange de la composition parfumée avec de l’alcool suivant une proportion variable de 85à 95% d’alcool suivant l’appellation marketing du produit final : eau de cologne, eau de parfum, etc.) : dans le passé et sous diverses latitudes, le parfum était aussi solide (baumes et onguents), huileux (attars orientaux), en poudre, voire en pilule. Le parfum était aussi un domaine de plaisir olfactif et pas seulement un « sent-bon » qu’on se met sur le corps : parfum religieux, parfum de maison, encens et fumigations, tabacs parfumés chinois, voire rituels (cérémonie du Kodo au Japon) …


Ce retour au naturel proposé par ce manifeste rejoint un retour à une tradition plus large où le parfum est un produit à sentir, avant d’être consommable. C’est justement cette fonction qui permet de le qualifier d’artistique : je reprends la comparaison avec la peinture pour remarquer qu’une toile est d’abord une production artistique qu’on admire, avant d’être un objet décoratif et un produit financier (enchères spéculatives).


On dira donc que le parfum artistique, quelle que soit sa forme physique (parfum alcoolique, solide, poudré...) doit être d’abord une création admirable sur le plan de l’olfaction pure. Puis le consommateur décidera s’il se cantonne à cet usage purement admiratif, ou s’il en fait un usage pratique : parfumer sa peau, ses vêtements, son armoire, ses cheveux ou le partager avec des amis…


Cette approche permet ainsi de résoudre une partie des difficultés que rencontre le compositeur : sa création ne sera pas cataloguée en fonction de son usage commercial, donc il échappera aux normes réglementaires liées à l’usage.


L’autre spécificité du parfum artistique doit être son caractère exclusif. Comme dans le passé, où les aristocrates avaient leur parfumeur personnel, comme on avait son bottier ou son tailleur par exemple, nous devrons proposer des productions non industrielles. La création suprême concerne bien sûr le parfum unique, personnel : il est la propriété du client ad vitam æternam. Avoir « son » parfum est un rêve qui coûte cher, mais qui peut être relayé par des variantes, toujours dans le registre de l’exclusivité. Ainsi à partir d’un modèle existant, peut-on « personnaliser » le parfum en ajoutant quelques gouttes qui modifieront l’intensité et la caractéristique du produit. On peut aussi proposer des « séries limitées », autour de produits très rares : par exemple, j’ai créé pour les nostalgiques de la rose de Grasse, une série de parfums en quantité limitée numérotée, avec cette absolue merveilleuse, produit chaque année en très petite quantité. Ou encore, je propose des séries à l’ambre de cachalot, dont le parfum diffère en fonction de chaque boule naturelle utilisée…


Enfin on peut raffiner (ou pas) le packaging. Le cadre a parfois une importance capitale pour l’appréciation d’une peinture, de même pourquoi ne pas personnaliser le flacon et ainsi proposer à nos clients des flacons variables, plus luxueux ou au contraire très fonctionnels ?


Enfin par souci de transparence, le créateur pourra personnaliser sa proposition : par exemple en stipulant l’origine et la quantité de telle matière première belle, rare et chère (rose de Grasse, Oud de Thaïlande ou Jasmin de Guilin par exemple…) utilisée dans sa création. Et même millésimer cette origine…


Ainsi, notre travail artistique sera-t-il reconnu d’abord par notre public comme une offre créative globale et originale. Il s’imposera à un cénacle puis peut-être à un plus grand nombre…




CONCLUSION : UNE CHARTE


Cette charte a été rédigée pour répondre à mon besoin de clarification et d’affirmation de ma fonction artistique. Je ne la présente pas ici comme une « Table de la Loi » mais comme une base de réflexion, ouverte aux suggestions et modifications. Et surtout aux adaptations nécessaires suivant les besoins de chaque créateur.


Il est important [ai remplacé le terme « nécessaire » pour éviter toute répétition] toutefois, par opposition à la parfumerie de masse, d’affirmer sa spécificité.



CHARTE DE LA PARFUMERIE ARTISTIQUE


Cette charte est destinée à clarifier la position du créateur de parfum, à affirmer son statut d’artiste et à protéger son instrument de travail : les matières premières naturelles.


1. Le créateur de parfum est un artiste. Il doit être libre de produire sa création et de proposer à son public le résultat de sa production.

Celle-ci n’est pas nécessairement un produit industrialisé, mais un objet de collection, tel un tableau ou une sculpture.


2. Le créateur affirme avoir conscience de travailler dans la continuité d’un art millénaire, avec ses traditions et son langage.


3. Cette création est d’abord destinée à être sentie et appréciée comme une œuvre

d’art. Elle peut être ensuite utilisée comme un parfum corporel, un parfum d’intérieur, un parfum de cérémonie, sous forme alcoolique, poudrée, solide ou autre, au choix de son utilisateur, que ce soit pour un usage privé ou industriel.


4. Le créateur s’engage à respecter la nature, à ne pas se faire complice de la destruction de la flore ou de la faune, ou d’actes de piraterie, de mauvais traitements humains.


5. Le créateur doit être libre de choisir ses matières premières. Il doit afficher cette liberté avec transparence : indiquer la nature et l’origine des matières utilisées, et s’il affirme que son produit est 100% naturel, à s’engager moralement pour le garantir. 


6. Le créateur doit être à l’écoute de son public, assurer un suivi et si possible une personnalisation du parfum.


7. Le créateur demande aux organismes publics responsables de reconnaître son Art et sa liberté de création. Il demande au législateur de faire entrer dans la loi cette fonction et par conséquent son droit d’auteur sur ses créations.


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